Historiquement d’Irlande ou d’Écosse, le whisky est toujours aujourd’hui l’objet d’une querelle aussi réjouissante qu’acharnée. Alors que whisky américain, whisky japonais et whisky charentais sont parvenus à la hauteur de leurs glorieux ancêtres, l’histoire de ce spiritueux insulaire mérite tout de même le détour tant elle est savoureuse.

Le whisky : histoire d’une distillation savamment opiniâtre

Au commencement, fut l’alambic. Nul n’a besoin d’en retracer la tortueuse histoire pour comprendre que s’il naquit et se développa dans le bassin méditerranéen durant les dix premiers siècles de notre ère, l’alambic avait encore un long chemin à parcourir et au moins une mer à franchir pour atteindre l’Albion – qui n’avait encore rien de perfide. Qu’à cela ne tienne, les missionnaires chrétiens étaient pugnaces et, bon pied bon œil, entreprirent d’aller évangéliser ces îles froides et lointaines au-delà de la Manche. Fameux successeur de ces intrépides chrétiens, Saint-Patrick, que l’on célèbre davantage aujourd’hui pour le plaisir festif que pour rendre hommage à son œuvre évangélique. Dans ses valises, la connaissance et la maîtrise de la distillation et du matériel requis pour la pratiquer. Le saint homme dont on sait en réalité peu de choses est le premier sujet de discorde de l’histoire du whisky : lorsque les Irlandais revendiquent son héritage comme preuve que le whisky vit le jour en Irlande, les Écossais rétorquent avec un chauvinisme assumé que ce cher Patrick naquit en Écosse. La querelle est d’autant plus traditionnelle qu’elle est sans fin puisque les sources historiques lacunaires et parfois contradictoires peuvent tour à tour donner raison à l’un ou à l’autre des deux camps. Qu’elle que soit la vérité sur Saint Patrick, rappelons qu’il vécut entre la fin du IVe et du Ve siècle.

Commençons donc par là : les secrets de la distillation semblent arriver d’abord en Irlande mais peut-être pas aussi tôt que l’affirme l’hagiographie du semi-légendaire saint chrétien. La technique et les connaissances savantes qui l’accompagnent émergent lentement, grâce à des expérimentations menées par un très petit nombre de personnes, essentiellement des religieux. Partout en Europe (notamment), ces érudits s’adonnent plus ou moins secrètement à l’alchimie. Cette pratique alors à mi-chemin entre sciences et ésotérisme frôle parfois l’expérimentation hérétique, raison pour laquelle les écrits – souvent codés – circulent peu car on craint le courroux des autorités religieuses. Mais peu à peu, les alchimistes partent en quête d’une potion capable de préserver le corps de la maladie et peut-être même de la mort, préoccupation centrale de la vie quotidienne d’alors puisque l’on mourrait pour un oui pour un non, violemment ou pas, d’un mal souvent étrange mais parfois connu sans que les médecins ne puissent rien y faire. Pour cela les alchimiste entreprennent de distiller tout ce qui leur passe sous la main avec le zèle opiniâtre de ceux qui courent après une découverte extraordinaire. Pierres précieuses, or, rosée du matin ou sang humain, plantes sauvages, fruits et légumes, os et plumes passent à l’alambic. Jusqu’à ce que la distillation de céréales marque le début glorieux de l’histoire du whisky. Mais comment la distillation a-t-elle permit la production d’un liquide si miraculeux pour l’époque qu’on en vint à le baptisa « eau-de-vie » ?

On en rirait presque aujourd’hui. Tout au long du Moyen-Âge pourtant (et même encore un peu après), la médecine se base encore sur une théorie antique des humeurs. Pourquoi vous félicite-t-on de votre bonne humeur ou vous la reproche-t-on mauvaise ? À cause des Grecs (en partie). Les alchimistes irlandais et écossais médiévaux connaissent alors bien ces humeurs froides et chaudes, humides ou sèches qui circulent dans notre corps et, pense-t-on alors, équilibrent ou déséquilibrent notre santé selon que l’une prend le pas sur l’autre. Or l’eau-de-vie (uisge beatha en gaélique écossais, prononcez « ooshky bay » et appréciez une sonorité dont on devine déjà comment elle deviendra notre mot « whisky »), l’eau-de-vie est donc, dans cette théorie des humeurs, un outil prodigieux !

Une simple observation suffit à expliquer son succès d’alors : le liquide est froid au touché et pourtant brûlant lorsqu’on le boit, il est humide mais assèche pourtant radicalement les humeurs (qui dirait le contraire après s’en être malencontreusement versé sur une plaie ?) Sans compter que l’eau-de-vie a un effet extrêmement rapide et visible sur le corps et l’esprit ! Il n’en fallait pas davantage pour que la uisge beatha irlandaise ou écossaise soit prisée d’abord comme médicament et anesthésiant (ce qui donne une assez bonne idée de la puissance alcoolique du breuvage) avant qu’on s’essaie à la boire pour le plaisir. Un plaisir que Richard Magrannel, chef de clan irlandais, nuancerait volontiers s’il pouvait encore parler. Lui qui le jour de Noël 1405 décéda brutalement d’un coma éthylique historique (car le premier jamais recensé dans les annales) du à une consommation trop excessive d’eau-de-vie. L’avait-il bu pour le plaisir ou pour se soigner ? Nous n’en savons rien mais déjà à l’époque Clonmacnoise, chroniqueur taquin et rapporteur des faits, ne résiste et précise que pour ce vieux Richard, l’acqua vitae a eut valeur en acqua mortis.

Développer les saveurs du whisky : un défi jusqu’au XIXe siècle

Au XVe et XVIe siècle, l’uisge beatha n’est pas encore whisky mais est doucement menée sur le chemin d’un spiritueux aromatique. En 1494, la première trace écrite du whisky écossais est attestée par un document officiel de l’Exchequer (l’équivalent de la chambre des comptes) : il est donné à Frère John Cor huit balles de malt pour fabriquer de l’eau-de-vie pour le roi d’Écosse James IV (1473 – 1513). Document chéri des Écossais naturellement puisque les Irlandais n’ont pas d’équivalent antérieur (pour le moment).
En 1527, l’irascible Henri VIII (1491 – 1547) ne supporte pas d’être contrarié par le Pape dans ses projets de séparation d’avec son épouse Catherine d’Aragon (1485 – 1536). S’écarte-t-on de l’histoire du whisky ? Absolument pas, bien au contraire. Si ce roi eut été d’un caractère plus souple, le whisky aurait certainement tarder à apparaître. En rage de ne pouvoir se séparer de son épouse – pour une autre qu’il épousera avant de lui faire couper la tête, car le cœur a ses raisons que la raison ignore – il décide de séparer l’Église d’Angleterre de celle, romaine et catholique, des États pontificaux. Pour être absolument certain que le message sera bien compris de ce méchant Pape Léon X (1475 – 1521), il fait dissoudre tous les monastères, confréries, prieurés et couvents catholiques d’Angleterre, mettant à la rue des milliers de moines qui doivent rapidement trouver de quoi survivre. Leur reconversion est toute trouvée : ils sont les seuls à connaître les secrets de la distillation, ils produiront donc de l’eau-de-vie. Grâce à eux les techniques de distillation se répandent dans la société anglaise et chez les voisins et la fabrication d’eau-de-vie devient aussi courante dans les fermes que le brassage de la bière ou la boulange. Les alambics se perfectionnent et s’adaptent à de plus grosses quantités d’alcool. Pour rendre l’eau-de-vie buvable on y fait infuser des plantes et même des épices pour ceux qui en ont les moyens. La pratique déjà courante au Moyen-Âge est toujours en cours au XVIIe et XVIIIe siècle mais le résultat est encore très loin du whisky et très probablement infect. L’économie et les taxes sur les céréales viennent moduler les recettes en Irlande et en Écosse : pour contourner les lois, on mélange et on adapte orge malté et non malté, parfois on ajoute d’autres céréales permettant peu à peu d’affiner les saveurs d’un alcool transporté en fût de chêne vers l’Angleterre.

Ces fûts deviennent rapidement le centre d’une attention particulière. Leur fabrication ou le réemploi de fûts anciens influent naturellement sur le vieillissement du whisky qui acquiert saveurs et couleur en fonction des caractéristiques du bois. Les fûts de porto ou de madère sont d’abord les plus appréciés jusqu’à l’utilisation aujourd’hui de fûts de vins français ou de cognac. Les fûts nouveaux et passés au feu permettent d’obtenir des saveurs grillées qui seront une caractéristique particulière des whiskies américains.

Le XIXe siècle marqua définitivement l’histoire du whisky pour lui donner ses lettres de noblesse. L’alambic à colonnes (aussi nommé Coffey still) est perfectionné dans les années 1830 par Aeneas Coffey (1780 – 1852), figure désormais incontournable et ironique de l’histoire du scotch whisky puisque Coffey était Irlandais. Grâce à lui, le whisky écossais sort de la chauffe moins intense, plus doux et ainsi plus enclin à développer des saveurs fines. À peine vingt ans plus tard, l’Écossais Andrew Usher (1826 – 1898) est le premier à expérimenter les blend, l’association de différents whiskies. Les puristes irlandais s’y refusent d’abord avant de se raviser face à l’engouement des consommateurs. Le whisky écossais a malgré tout une longueur d’avance, faisant du XXe siècle son glorieux âge d’or. Aujourd’hui, les Américains, les Japonais et les Français ont marqué durablement l’histoire du whisky et il ne faut pas douter de son évolution constante. Une preuve seulement que l’histoire du whisky n’est pas terminée : depuis toujours, le whisky est au terme de son vieillissement dilué avec de l’eau de source ; aujourd’hui pourtant, le goût pour les whisky cast strength, directement tirés du fût, ne fait que grandir…

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